Vénus pures et impures

     Que nous cache le corps lisse de la Vénus de Botticelli ? L’étude attentive de l’historien d’art Georges Didi-Huberman révèle les charmes cachés et parfois cruels du nu féminin Est-ce la pudeur ou la tentation de l’impudeur que Botticelli a voulu peindre dans sa célèbre « Naissance de Vénus » ?

Un oeil profane, le vôtre, le mien, aurait tendance à y reconnaître les deux à la fois. Tout le charme de cette jeune beauté surgie de l’onde dans le plus simple ap-pareil n’est-il pas de s’offrir aux regards et de se refuser en même temps par un geste infiniment gracieux : d’une main, elle ramène le bas de sa chevelure sur son pubis pour le cacher et, de l’autre, couvre sa poitrine. Erreur !, objecte l’historien de l’art. Ce geste de pudeur, Botticelli l’a emprunté à la « Vénus des Médicis », une copie de l’« Aphrodite » de Praxitèle qu’il pouvait admirer chez ses commanditaires, maîtres de Florence.


On ne peut comprendre la signification allégorique de ce nu qui incarne l’idéal du retour à la manière antique de l’humanisme florentin sans faire référence au néoplatonisme que Marsile Ficin enseignait au cercle lettré de Laurent le Magnifique. Ce corps de femme qui s’expose dans sa divine nudité n’appelle rien de sexuel ni même de sensuel. Il exprime la béatitude de l’âme convertie à la beauté. Georges Didi-Huberman, qui publie un superbe essai (1) sur la représentation du nu féminin et sur sa résonance érotique à partir de l’oeuvre de Botticelli, pencherait comme vous pour l’ambiguïté.
Marchant dans les pas du grand rénovateur de l’histoire de l’art Aby Warburg - dont il adopte la méthode introspective -, il souligne la tension surréelle qui se dégage du tableau entre la sérénité hermétique de ce corps trop nettement ciselé (Botticelli était aussi orfèvre) et le déchaînement cosmique qui l’entoure ; les flots, le vent, les fleurs arrachées. Replacer l’oeuvre d’art dans le contexte littéraire qui l’a inspirée oblige à lire les textes complètement. Or les vers de Politien, le poète préféré de Laurent le Magnifique, qui ont inspiré Botticelli, évoquent, avant l’apparition de cette divine beauté née de l’écume, les conditions terrifiantes de sa naissance : l’émasculation du dieu Ouranos, dont le sexe ensanglanté est jeté aux flots bouillonnants.

Botticelli a su donner aussi à la nudité de la femme un élancement, une froideur désincarnée qui l’enferment dans la figuration d’une pure idéalité. Il l’a fait dans une oeuvre tardive, « la Calomnie d’Apelle », pour l’allégorie de la vérité ; cette « vérité toute nue » que l’art pompier du xixe siècle servira jusqu’à satiété. Mais entre-temps il y avait eu la terreur prédiquante de Savonarole à Florence, condamnant l’obscénité corruptrice des poètes et des artistes, ordonnant de gigantesques autodafés de livres et de tableaux, qui a secoué la conscience de Botticelli et mis au pas son inspiration.

   Pour comprendre la force érotique que l’artiste a su communiquer à sa représentation de la nudité féminine, Didi-Huber-man rapproche « la Naissance de Vénus » d’une oeuvre plus ancienne, d’une inquiétante étrangeté, le cycle de l’« Histoire de Nastagio degli Onesti », que Botticelli a emprunté à un passage du « Décaméron » : un jeune homme amoureux, éconduit, raconte un rêve effrayant qui le hante. Il voit la femme qui le dédaigne courir nue dans une forêt, poursuivie par une meute de chiens, et un chevalier brandissant son épée. L’ayant rattrapée, le chevalier la transperce et lui arrache les viscères, qui sont donnés aux chiens.

   Pour suggérer l’onirisme cauchemardesque de cette vision qui revient sans cesse hanter le sommeil du jeune homme, l’artiste a juxtaposé plusieurs séquences du récit sur le même tableau, comme dans les compositions naïves des fresques médiévales que la bande dessinée retrouve aujourd’hui. « L’oeil écoute », disait Paul Claudel. En fait, la façon dont Georges Didi-Huberman regarde la peinture ressemble à l’écoute du psychanalyste : à la fois flottante et profonde. Elle mobilise une large érudition qui lui permet de retrouver tous les fragments de sens que l’artiste a ensevelis dans son oeuvre. Mais l’historien tire aussi vers notre époque l’exploration du désir humain dont le peintre nous a frayé le chemin ; jusqu’à Freud bien sûr, mais aussi jusqu’à Georges Bataille, en passant par une étonnante sculpture de cire de Clemente Susini, baptisée par jeu de mots la « Vénus des médecins » parce qu’elle a été commandée à la fin du xviiie siècle par les Médicis pour l’enseignement de l’anatomie. Cette jeune femme nue allongée qui peut s’ouvrir et contient à l’intérieur, exactement reproduits, tous les organes du corps féminin, aussi décente que suggestive, possède un charme érotique évident.

    « La beauté seule, écrit Bataille dans un passage de “Madame Edwarda”, rend tolérable un besoin de désordre, de violence et d’indignité qui est à la racine de l’amour. » En nous aidant à regarder autrement l’oeuvre de Botticelli, ce passionnant essai nous révèle la fertile ambiguïté de la représentation de la nudité qui associe le pur et l’impur, le dévoilement et l’occultation. Dépouillé de ses vêtements, le corps féminin semble dissimuler encore mieux qu’habillé une intimité cachée qu’on souhaiterait atteindre. Ou plutôt toucher. Il y a toujours dans l’érotisme un désir de toucher, c’est-à-dire d’atteindre par le contact la fusion amoureuse avec l’autre désiré. Mais le toucher, la caresse ne sont que les formes euphémisées de pulsions plus sauva-ges de pénétration, d’éventration, de destruction. L’art lui-même n’est peut-être rien d’autre que l’expression euphémisée de ce désir censuré, qu’il transforme en beauté.

 

    L’oeuvre d’art n’est pas le simple reflet du long processus d’autorépression que l’humanité s’est imposée pour se pacifier et construire un lien social durable. Il est caractéristique qu’à partir de la Renaissance, au moment où les corps commencent à s’exposer nus dans la peinture, ils cessent de le faire dans la réa-lité. On ferme les étuves et les bordels ; se baigner nu dans les rivières, ou même dans sa baignoire, devient indécent et, tandis que l’art baroque de la Contre-Réforme décore les églises de fresques surchargées d’allégories ou d’anges dénudés aux formes rebondies, Tartuffe déclare à Dorine : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. »

    Mais il existe peut-être entre le pouvoir érotique de la peinture et l’autodiscipline des conduites quotidiennes une secrète interaction ; celle qui ferait de l’émotion esthétique un rappel à la fois nostalgique et rassuré de notre animalité vaincue. A la manière des chats, ces inoffensifs animaux domestiques qui font dans leur sommeil, lorsqu’ils sont confortablement affalés sur nos fauteuils et sur nos papiers, des rêves carnassiers où ils retournent fugitivement à leur sauvagerie originelle.

 

André Burguière est historien. Dernier ouvrage paru : « Histoire de la famille » (3 tomes ; Le Livre de Poche, 1994). (1) « Ouvrir Vénus », par Georges Didi-Huberman (« le Temps des images »/Gallimard, 1999). André Burguière Nouvel Observateur - HORS-SERIE n° 39