Régis Durand

Passages du corps dans la création photographique contemporaine

in  la photographie 1955-1995, Maison Européenne de la Photographie - Paris Audiovisuel.

Voir nu

Il existe, dans l'histoire de la photographie, quelques grands thèmes ou objets qui peuvent servir de repères à l'évolution des sensibilités et des consciences. Le paysage en est un, tout comme le traitement du corps. Généralement, l'histoire de ces "genres" se fait précisément comme cela, c'est-à-dire selon des critères essentiellement formels et classificatoires. Or l'un comme l'autre méritent d'être traités tout autrement : non comme des objets dont il est possible de décliner la diversité des avatars, mais comme des marqueurs indirects et très fins de ce qui - et s'agissant du corps, littéralement - les "travaille". Loin des fastidieuses taxinomies sur l'anatomie masculine ou féminine, ou le nu en général, il y a donc une autre histoire du corps photographié à écrire. On ne fera ici qu'en suggérer quelques aspects, tels qu'ils se peuvent repérer dans une collection de photographie contemporaine. Mais il se trouve que la période contemporaine (celle, disons, des vingt-cinq ou trente dernières années) est, de ce point de vue, particulièrement significative. On y voit le corps, dans ses multiples représentations photographiques, devenir l'indice des bouleversements qui affectent notre perception du monde. On est très loin des recherches formelles qui caractérisent la phase moderniste du médium, et qu'il est maintenant d'usage de rapprocher des pratiques picturales (distorsions, anamorphoses, solarisations, montages, brûlages, etc.)1. Le traitement contemporain du corps marque, de ce point de vue - et contrairement à ce que l'on répète souvent sans réfléchir -, l'affirmation d'une véritable spécificité photographique et le début d'une véritable histoire propre - par opposition à une histoire qui est restée longtemps dominée par celle de l'art en général, de la peinture en particulier. Le corps contemporain reflète les ruptures et les fractures, les fantasmes et les angoisses qui caractérisent notre rapport au réel aujourd'hui. Fragmentation, démembrement, monstruosité ordinaire ou extraordinaire, maladie et mort, culte de certains attributs, etc. : c'est d'un corps réel qu'il s'agit, et non d'un corps "artistique" un corps aux prises avec le réel, un corps de crise, au sens large du terme, c'est-à-dire qui désigne (parfois pour les nier) les différences, les points de rupture et de fuite. Sans doute angoisses et fantasmes, fétiches et faux-semblants ont-ils toujours été présents. Mais le rapport des époques antérieures au corps et à ses représentations était très différent du nôtre - une des raisons, parmi beaucoup d'autres, étant que tout semble devenu possible et montrable aujourd'hui, les éventuels effets de censure qui font périodiquement retour prenant eux-mêmes leur place dans le dispositif général, le "contexte" de l'art contemporain, comme on a pu le voir avec les "affaires" Serrano, Mapplethorpe ou Noir Limite, par exemple.

Ce corps ne s'identifie pas au nu, tant s'en faut - l'histoire du nu, dans sa fonction académique ou transgressive est un autre problème. Il peut s'agir, dans la pratique contemporaine, d'un corps marqué par ses usages (social, économique, politique). Et si la représentation photographique des corps a quelque chose à voir avec une forme de nudité, c'est par sa manière de révéler les différentes "marques" dont ils sont porteurs, quelle que soit la manière dont elles s'inscrivent. C'est sans doute ainsi qu'il faut entendre cette remarque, souvent citée, de Denis Roche : "Sur des photos, quand on photographie quelqu'un, on voit vraiment son corps en action, même totalement immobile. Je crois qu'en photo on ne peut pas s'empêcher de photographier des nus, c'est évident."2 La photographie aurait donc un pouvoir analogue à celui des rayons X : elle dévoilerait l'intime des corps, sous l'emprunt de la situation, de la pose, et des accessoires - à la condition bien sûr qu'elle ne soit pas prise "mollement", qu'elle soit déjà portée par une urgence, une tension, une exacerbation. Et c'est précisément cela qui fait que cette apparition en quelque sorte involontaire du nu est bien plus rare que ne feint de le croire l'auteur de cette observation, et que nous sommes entraînés de fait dans la spirale des paradoxes qui caractérisent l'usage du corps dans la photographie d'aujourd'hui.

Car une des meilleures manières de se mettre en condition pour que le corps apparaisse dans sa vérité - pour "voir nu", si l'on veut bien entendre par là non pas une quelconque pratique voyeuriste, mais une forme de radicalité photographique que l'on tente précisément d'analyser - reste encore de photographier des corps nus - mais aussi, faut-il ajouter, d'en regarder ou de penser à eux, en nature et en peinture. Le nu, dans sa forme traditionnelle (en tant que genre), apparaîtrait donc comme un cas particulier, plus ou moins réifié dans une pratique académique, d'une aptitude constante de la photographie, c'est-à-dire l'aptitude à "voir nu".

L'idée est séduisante, et a, je crois, une certaine validité. Elle permet, en tout cas, de différencier assez précisément certains états du corps dans la création photographique contemporaine, là où la tentation toujours récurrente de la convention s'oppose aux déplacements incessants que lui font subir les artistes. On verrait assez rapidement, par exemple, que portraits et nus sont des catégories extrêmement instables, dont la logique n’a rien à voir avec le choix anatomique, Ainsi, on dira que Jean Rault, dans ses photographies de personnes nues, déploie tant d'efforts pour tenir son modèle à la juste distance qu'il est manifeste qu'on a affaire à des portraits. Et qu'à l'inverse les portraits terribles de Philippe Bazin sont, dans le sens le plus extrême, des nus, car ils montrent la personne et son être intime dans le dépouillement absolu3.

Petite taxinomie des corps photographiques

On pourrait à partir de là se livrer à une sorte de taxinomie des pratiques individuelles, en fonction du traitement auquel est soumis le corps dans chacune d'entre elles. On parlerait évidemment d'abord du corps monstrueux, incarnation du mélange de fascination et de répulsion que nous éprouvons devant une transgression radicale de la norme. La référence photographique en la matière, pour la période contemporaine, est du côté de Diane Arbus et de son observation troublante des frontières incertaines entre la norme et le monstrueux, la raison et la folie - le trouble naissant de ce qu'elle nous place, par l'exactitude concertée de la distance et du cadre, devant la responsabilité de regarder en toute lucidité et en toute équité ceux qui apparaissent ainsi devant nous, tels qu'ils sont. Que la zone d'échanges ainsi ouverte soit incertaine, et la position juste difficile à tenir, c'est ce que nous montrent quotidiennement, dans certaines photographies de reportage, les insupportables exploitations du bizarre, de l'anormal, sur lesquelles il est inutile de s'étendre, le pire étant bien entendu atteint quand elles se donnent l'alibi de l'"objectivité" ou de l'"art". Car elles ne parviennent pas à masquer l'usage strictement narcissique qu'elles font de la laideur ou de l'horreur, là où Diane Arbus joue le jeu de la rencontre avec l'autre (de l'entre-jeu, de l'entredeux, pour reprendre la formule de Daniel Sibony).

Ce sont les tableaux photographiques de Joël Peter Witkin qui nous donnent l'image d'une voie en tout opposée à celle d'Arbus : un commerce intime au lieu de la distance, une référence constante aux œuvres du passé, des constructions raffinées et horribles, reliques et fragments de membres greffés sur des corps monstrueux ou des cadavres, une artificialité affichée dans la mise en scène et les moyens plastiques, tout cela au service d'une passion intense, et d'une compassion quasi religieuse.

Et sans doute faudrait-il aussi, pour baliser cet arrière-plan de la création la plus récente, parler de John Coplans, de ce corps, son propre corps, qu'il photographie de très près, minéralisé, totémisé, en une suite remarquable d'autoportraits sans visage qui sont comme une chronique du temps et de la mort en marche. S'ajoute à l'émotion et à la réussite plastique le profond intérêt théorique de cette démarche, qui disjoint complètement la notion de portrait de celle d'une figuration du visage (avec les attenantes interrogations sur la ressemblance et la dissemblance) ; et qui permet de repenser la notion d'autoportrait en photographie4.

Dans le prolongement de ce qui vient d'être dit, il faudrait aussi parler du corps travesti, souvent d'ailleurs le corps de l'artiste lui-même - on pourrait évoquer, a contrario, l'admirable travail de Ralph Eugène Meatyard sur les masques, dont l'étrangeté semble contaminer les corps. Travestissement, mises en scène à travers lesquelles l'identité s'efface derrière les fantasmes : Molinier a été, dans une certaine tradition imaginaire française, le génial ordonnateur de cérémonials érotiques complexes. Tandis que Michel Journiac et Urs Luthi sont plus proches de la pratique de la performance et du body art, qui traitent le corps comme une surface ou un volume d'inscription et d'intervention de forces diverses, une matière, un outil, un subjectile comme un autre, même si, bien entendu, il ne ressemble à aucun autre, car il est le seul à porter la marque d'un temps vivant. Sans doute aussi faudrait-il faire une place, bien qu'ils ne soient pas photographes - mais on touche ici, précisément, à la question des limites, limites du supportable, limites du corps-subjectile, limites des genres et peut-être de l'art tout court -, aux actionnistes viennois et aux témoignages photographiques qu'ils ont laissés (Schwarzkögler et Nitsch notamment). Témoignages qu'il est impossible de réduire à leur seule dimension photographique, certes, mais qui jouent néanmoins un rôle essentiel dans le regard que nous portons sur d'autres travaux qui, photographiques à part entière, apparaissent parfois comme des versions affadies et artificielles, sans enjeu véritable.

Pour ces artistes (auxquels il faudrait ajouter Gina Pane à ses débuts, mais aussi Chris Burden, Orlan, Stelarc et bien d'autres) la photographie fait intrinsèquement partie du processus de création. Ces activités minutieusement réglées se déroulaient en effet souvent en privé ou devant un public restreint, et le constat photographique y prenait la place d'un observateur minutieux et impartial, plus attentif à un déroulement, une chronologie, qu'à des questions d'esthétique ou de représentation. Que ces images nous paraissent aujourd'hui parfois d'une très grande beauté, et puissent se lire comme des tableaux, proches de certaines recherches liées à l'informe, ne fait que confirmer la transformation que l'histoire opère dans nos manières de voir. Et consacre de nouveau la victoire d'une histoire, comme nous le disions plus haut, qui est celle de l'art (et non des formes photographiques), qui s'approprie tout ce qui passe dans son champ...

Quant à Arnulf Rainer, et bien qu'il travaille essentiellement, lorsqu'il utilise des photographies, sur des visages (des autoportraits, des masques mortuaires), la présence du corps est extraordinairement forte dans ses tableaux : dans la violence du tracé pictural, de la maculation ou du recouvrement, mais aussi dans la conscience d'un corps souffrant, mutilé, ou en décomposition.

Dieter Appelt, avec plus de sobriété (une certaine retenue calviniste face au baroquisme de Rainer, si l'on veut), et par une démarche strictement photographique, donne également du corps une vision d'une force exceptionnelle. Utilisant la pose longue et l'inscription des traces du temps qu'elle rend possible, il montre lui aussi le corps (le sien) soumis à toutes sortes d'épreuves qui le transportent aux limites du vivant : contention, momification, écrasement.

Tous ces artistes ont naturellement leurs épigones, avec des résultats artistiquement inégaux. Mais on peut dire qu'avec et après eux c'est bien toute une tradition européenne du rapport au corps qui se manifeste, faite d'obsessions constantes, de violences ambiguës, et d'une omniprésence de la mort. Il suffirait, pour s'en convaincre, de l'opposer aux pratiques qui ont découlé, aux États-Unis par exemple, de ce qui a pu apparaître comme un tronc historique commun dans les années soixante (performance et art corporel). Pour Cindy Sherman aujourd'hui, par exemple, le travestissement semble échapper à toute fantasmagorie personnelle, pour devenir une déclinaison inépuisable de rôles. Labilité extrême de l'identité contemporaine, emportée par les stéréotypes de la culture ambiante (souvenirs de films d'autrefois, scènes de la vie quotidienne de l'Amérique moyenne, population trouble des contes pour enfants ayant basculé dans le reality show, figures de style de la haute couture ou de la grande peinture, etc.). Le corps chez elle est le support toujours masqué de signes très strictement codés, à l'artificialité affichée, corps prothétique qui désigne l'arbitraire et la précarité des rôles avec une lucidité sans joie.

La force des corps

Dans un prolongement logique viendrait ensuite tout ce qui montre, dans la création photographique contemporaine, le corps en proie à des forces irrésistibles. Non plus une violence ou une transformation infligées ou contrôlées par l'artiste, mais imposées à lui : le désir, la pulsion, mais aussi l'effondrement, ou l'emprise d'une substance ou d'un corps étrangers. Corps terribles de Dirck Braeckman, livrés à leurs démons (à leur "obscénité personnelle", pour reprendre le mot de Georges Bataille). Corps des protagonistes familiers, comme une véritable "troupe", de Larry Clark et de Nan Goldin, par le truchement desquels se lit le commerce ordinaire du désir et de la destruction, en une sorte de bacchanale laïcisée - et en regard de laquelle les personnages de Bataille, pour revenir à lui, apparaissent comme des figures encore fortement "religieuses".

L'aboutissement d'une pareille vision d'un corps soumis à des forces extérieures, c'est sa réduction à l'état d'inanimé-animé, de marionnette, de mannequin, de poupée. Bernard Faucon aura ainsi créé une population hors du temps, éternellement lisse, absorbée dans des rituels ludiques. Et sans doute faudrait-il rapporter les nombreux travaux qui mettent en jeu de semblables substituts du corps humain (Boltanski, Drahos, Sherman, Oursler, etc.) à des œuvres historiques telles que celle de Hans Bellmer, et distinguer soigneusement entre les différentes fonctions du substitut. Si un tel travail sort du cadre de cette brève recension, il importe néanmoins de mesurer les profondes transformations qui ont eu lieu. Le corps d'aujourd'hui, quelle que soit la forme visible qu'il adopte, n’est plus qu'exceptionnellement porteur d'une intensité forte, sexuelle ou autre (l'exception en la matière serait bien sûr Matthew Barney, dont l'œuvre, à travers vidéos, photographies et objets, déploie une énergie, un athlétisme jubilatoires). C'est un corps souvent aseptisé, médiatisé, qui ne nous parvient plus qu'à travers des relais d'images (vidéos, projections, etc.) et sous la forme de fragments. Tout se passe comme si les corps n’étaient plus, comme le dit un personnage d'un récit de Gianni Celati, que des "parcours d'images", des "points par où passent des images dont on ignore souvent ce qu'elles sont, comme celles des rêves, ou comme beaucoup d'images quotidiennes, ou encore des images du passé..."5.

Parcours ou flux d'images intermittents, interrompus parfois dans des effets d'arrêt sur image, qui font de la photographie un moment d'une scène, d'un récit, dont la suite nous demeurera inconnue, mais qui reste chargé d'une forte énergie fictionnelle. Ou bien interrompus d'une autre manière, par l'effet du cadre ou de la distance, par exemple, pour donner naissance à des "fragments".

S'agissant de photographie, qui est elle-même fragment, découpe dans le continuum de la réalité, il y a dans la recherche systématique de l'image-fragment comme une exacerbation d'un des aspects du dispositif. Dans certains cas, on n’y verra qu'une ressource stylistique, au mieux une mise en abyme du processus. Chez certains artistes toutefois, il s'agit d'une potentialisation vigoureuse d'une des ressources de la photographie. Et le corps photographié échappe alors au fétichisme anatomique et aux conventions académiques habituelles. il est comme soumis à une vivisection visuelle, qui tranche dans la masse amorphe des images quelconques dans lesquelles nous baignons, images de l'adéquat, du consensus, du fantasme ordinaire. Cet acte "cruel" est rare, sans doute parce qu'il est difficile à accomplir tel quel, sans tentation de l'édulcorer par des procédés "artistes" on de le rehausser par une transfusion lyrique ou analytique. Ce qu'une photographie du réel pourrait (devrait ?) avoir pour mission d'accomplir dans chacun de ses gestes n’advient plus que très exceptionnellement. C'est donc aux artistes qu'il incombe de le faire, dans le contexte et avec les moyens qui sont les leurs.

Ainsi, si le propos de Patrick Tosani dans sa série "Ongles" ne se ramène pas à la description de cet objet corporel en lui-même, il n’en parle pas moins éloquemment, et de manière dérangeante, de ces phanères qui semblent indifférents à ce que nous voulons paraître, qui continuent à pousser jusqu'au-delà de notre propre mort, et qui malgré les attentions ou les traitements dont ils font l'objet, que se soit pour les modifier ou les dissimuler, nous font tout de même entrer dans une typologie inflexible. Tosani a d'ailleurs poursuivi dans d'autres travaux cet examen des extrémités : crânes, cheveux, et pieds. Bien entendu, Tosani n’a que faire des typologies en elles mêmes. Son analyse se situe ailleurs, dans le basculement qu'il fait subir à l'objet, dans les transferts d'échelle et de coordonnées spatiales et temporelles (de l'horizontal an vertical ou inversement, du volume au plan, du global au local, du temporel au spatial, etc.). Dans presque toutes ses œuvres, la frontalité et la proximité du cadrage, la dimension parfois monumentale du tirage (à l'exception des "Ongles") font que ces fragments de corps deviennent quelque peu irréels, comme des surfaces d'inscription, interdites au toucher quelles semblent quand même appeler.

Geneviève Cadieux choisit elle aussi de faire voir ces désastres du corps, tout ce qui évoque la perte de soi, dans le cri de douleur ou d'extase, dans la contention, la cicatrice. Le corps pour elle est une surface d'inscription du désir, avec ses rigueurs et ses fluctuations. Là où Hannah Villiger, par exemple, agence des fragments de corps dans des tableaux énigmatiques, marqués d'une certaine outrance baroque ; là où Balthasar Burkhardt transforme ces fragments en sculptures démesurées, chues d'un désastre de titans, ou bien en oriflammes dont la légèreté contredit la rigueur mortifère du démembrement, Geneviève Cadieux, elle, situe son corps fragmenté dans l'espace de l'installation. Et cet espace, contrairement au tableau, à la frise, ou à l'oriflamme, induit chez le spectateur une certaine forme de participation. Hannah Villiger, comme beaucoup d'autres photographes qui travaillent sur le corps, place le spectateur dans une position frontale et statique, celle de l'observateur-voyeur. Geneviève Cadieux, en introduisant des changements (l'échelle et de distance, le fait entrer dans une scénographie du regard et de la présence (inscriptions, objets, projections parfois, mais aussi les images photographiques elles-mêmes, troublantes car elles semblent échapper à l'ordre de la représentation pour entrer dans des constructions an statut un peu énigmatique). "Redonner du corps à la vision" a-t-elle dit un jour. Et sans doute cela pourrait-il être le rêve de beaucoup de photographes qui travaillent sur le corps. Non pas donner le corps à voir, prétexte à toutes les facilités académiques que l'on connaît. Mais donner au regard, par le truchement du corps, quelque chose de la densité, de la gravité de la matière corporelle, et poursuivre de la sorte une chimère ancienne et féconde, à laquelle on n’a cessé de chercher une forme acceptable : que le regard ne soit plus (seulement) le sens qui induit la distance, la coupure, et l'abstraction ; mais qu'il rejoigne les autres sens, bannis en général des arts dits justement visuels, et qui détiennent pourtant une part de vérité à laquelle nous ne sommes pas prêts à renoncer.

1. On en prendra pour exemple récent l'usage de la photographie que fait Jean Clair dans son exposition de la Biennale de Venise, dans laquelle elle apparaît comme un appendice d'une histoire (révisionniste) de l'art moderne.

2.    Denis Roche, entretien avec Alain Pomarède, Art présent, n° 8, printemps 1979. Repris dans La Disparition des lucioles (réflexions sur l'acte photographique), Paris, L'Étoile, 1982, p. 121.

3. La remarque de Bernard Lamarche-Vadel à propos des portraits de vieillards de Philippe Bazin me semble bien résumer cela : "Avoir pu penser, ne fût-ce qu'une minute, en regard de ces visages photographiés, qu'ils sont des portraits était de ma part une faute ; bien sûr ce sont des nus. Et si ce ne sont pas des corps nus que Philippe Bazin photographie, c'est que son geste disqualifie autant l'anatomiste que le narrateur, disqualifie tout effet périphérique au profit d'une méditation visuelle sur la condition extrême de la nudité qui est celle du visage" ("Faces protégées ", in Philippe Bazin, Faces, Paris, ENSP-La Différence, 1990, p. 1).

4. Cette question serait évidemment à développer, en relation notamment avec le travail de Cindy Sherman. L'œuvre de John Coplans permet, je crois, de dépasser l'analyse quelque peu étriquée que Luc Lang en donne dans "Cindy Sherman, un visage pour signature" (Artstudio, n° 21, été 1991, p. 112-119). Dans les tableaux de Sherman, le visage de l'artiste est certes presque toujours présent, plus ou moins travesti. Et pourtant, c'est de tout autre chose que d'autoportrait qu'il s'agit. Chez Coplans, à l'inverse, jamais de visage, mais de l'autoportrait, et uniquement cela.

5. Gianni Celati, Narrateurs des plaines, trad. Alain Sarrabayrou, Paris, Flammarion, 1991, p. 76